Raphaël Sanchez


Développeur front

La rencontre


J'avais échangé très brièvement avec Raphaël au sujet du site web d'un client que nous avions en commun, il devait intégrer mon design. Mais la rencontre la plus marquante pour moi reste la fois où il est passé à mon atelier à Rouen. Ce jour-là, il lut sur la vitre le titre que je me donnais «artisane-graphiste», et très joyeux, il est entré en me disant «mais tu dois absolument nous rejoindre, nous aussi nous sommes des artisans, des artisans du web !». Quelques mois plus tard, je rejoignais le Local Host avec mon baluchon !

Notre collaboration


J'apprends beaucoup aux côtés de Raphaël : le logiciel de webdesign Figma (6 mois d'arrachage de cheveux et maintenant je ne peux plus m'en passer), l'Atomic Design (une méthode de co-création par composants), la gestion de projet, l'accessibilité, l'éthique dans le domaine du web… Nous œuvrons aussi ensemble à la Normandie Web School, en classe de première année (nos géniaux débutants), où l'on se divise la tâche pharamineuse de les initier au design web et à l'intégration. Ce sont aussi d'autres partages d'ordre moins professionnel comme l'ingestion hebdomadaire et démesurée de bobuns et de brioches, la réparation de mon vélo (plus qu'aléatoire s'il faut compter sur moi), l'amour de la typographie et du design, l'abus de café et la garde partagée de mon écran !

Plus sérieusement, nous sommes très complémentaires : Raphaël a d'excellentes connaissances en design, il sait apprécier, jauger, comprendre mes problématiques et mes choix. La discussion est riche et les résultats sont le fruit du mélange de nos deux identités. Nous travaillons le plus souvent possible en atomic design, cela nous permet d'avoir une vraie créativité commune, et pour moi, de prendre en compte ses contraintes d'intégration dès le début du processus. On expérimente en douceur et on se fait plaisir. Quelques créations dont nous sommes fiers : l'Aître Saint-Maclou, Lanef Passion, OLONN

Raphaël est à l'écoute, attentionné avec autrui, pédagogue. Jamais il ne s'agace de m'expliquer mille fois les mêmes choses. Il est convaincu que chaque personne peut devenir une meilleure version d'elle-même. Il réfléchit et s'engage sur des questions d'éthique, travaille à rendre le monde meilleur, à son échelle. Il s'enthousiasme, se passionne et donne sans compter.

L'entretien


Quelle est ta première émotion artistique ?

Ralph Steadman, son livre Moi, Léonard de Vinci. J’ai trouvé ça tellement beau, tellement fantastique. C’est vraiment la découverte de son travail qui m’a libéré.

En fait, au début de mes études artistiques, j’avais un processus de création qui était carré, extrêmement précis. Je travaillais à la plume, je faisais des dessins techniques, presque de la photographie. Je crois que je ressentais le besoin de contrebalancer mon caractère un peu «brouillon». Et quand j’ai ouvert l’ouvrage dessiné et poétique de cet illustrateur londonien, j’ai compris que le dessin pouvait aller au-delà d’une simple reproduction de la réalité, qu’on pouvait créer sans se soucier de la «propreté», qu’on était libre d’éclabousser, de tâcher, d’éprouver son dessin, de ressentir la matière, le papier, l’encre, et de mélanger tout ça, au gré de ses ressentis.

Donc de voir tant de liberté chez cet artiste, ces tâches fabuleuses, cette imprécision, cette audace, j’ai compris que c’était possible et qu’en plus c’était beau, toute cette émotion qui transpirait. Donc ça m’a allégé d’une contrainte peut-être un peu «scolaire» que j’avais encore. J’ai appris à lâcher prise, à ne pas craindre le regard des autres, et j’ai commencé à réellement m’exprimer. Maintenant, quand je prends ma plume, plus ça gratte, plus ça tâche, mieux c’est. L’accident est beau aussi parfois.

Ça a changé aussi ma vision sur le dessin de nu, je ne recherchais plus la représentation stricte. Je travaillais l’intention, les lignes de tension, le non-dit dans la pose proposée, le piquant d’un détail. C’était plus intéressant que de dessiner des belles courbes, de reproduire des belles fesses, parce que si tu veux représenter un beau corps, autant faire une photo. Le dessin permet de raconter autre chose, d’aller à l’essentiel.

Du coup, ça m’a aussi fait changer de medium. Au départ, je dessinais sur des «petits» formats raisins et je suis passé à des formats double raisin et kakémonos. J’ai arrêté la plume et j’ai dessiné avec une pierre noire carré conté prise sur la tranche. C’est extrêmement friable, tu peux être très léger et avoir presque un voile, et dès que tu mets un peu de pression, c’est noir charbon. C’est comme le fusain, c’est gras, ça marque tout de suite, tu n’as pas de retour en arrière possible. Donc le trait maladroit, il est là en fait, mais il fait partie aussi du dessin et du moment. Il traduit l'état dans lequel tu es à l'instant où tu dessines.

Note : dans le genre du « lâcher-prise esthétique », Raphaël vous recommande aussi l'œuvre de Jean-Marc Reiser, un dessinateur de presse français, dont le trait un peu grossier est caractéristique. Lui aussi se moque du “beau” conventionnel, car ce qu’il veut exprimer avant tout, ce sont des idées, des émotions.

Et la création de design web, alors ?

Alors, je ne cherche pas forcément à faire de la «création» en web. Effectivement, il y en a qui le font, c’est très bien aussi, c’est beau, ce sont presque des œuvres d’arts, mais pour moi, le web, son utilité première est de véhiculer un message et il ne faut pas que le design nuise à ce message (qui est souvent textuel). Donc je joue avec le cadre technique très rigide du medium.

À savoir aussi que si création il y a sur le web, elle passe plus par l’image et les illustrations que par le rédactionnel, et dans ce cas-là, l’artiste est particulièrement dépendant des contraintes de la technologie utilisée. Donc, personnellement, j’ai besoin de plus de souplesse pour m’épanouir artistiquement. Je suis plutôt un artisan du web.

Et la création de lignes de code, est-ce de l’art ? Pour un même résultat, quinze développeurs vont créer quinze lignes de codes différentes, non ?

Alors, je peux jouer à avoir le moins de code possible effectivement, à concevoir la ligne de code la plus performante, la plus efficiente, mais en même temps, si quelqu’un passe derrière moi six mois après pour travailler ce code, il faut qu’il soit capable de comprendre ce que j'ai voulu faire, et là, je risque de le perdre si la logique n'est pas compréhensible. Donc ce qui compte en fait, c’est toujours le ratio entre l’efficacité et la compréhension.

Ok, donc ce n’est pas de l’art, mais encore et toujours de l’artisanat. Cependant, est-ce que le processus libératoire du lâcher prise en art, tu peux quand même l’utiliser dans la conception de ton code ?

Oui, finalement, c’est un peu comme le dessin. Je ne fais pas un code parfait tout de suite. Je lâche les lignes de code et quand ça marche, je vois comment je peux l’améliorer, le nettoyer, l’affiner. Je passe du brouillon à la réalisation la plus efficace possible.

Au fait, comment es-tu passé du design web à l’intégration et au développement ?

À l’époque de mon premier job, je travaillais comme web designer dans une agence. Comme j’étais ami avec les développeurs et que je suis quelqu’un de très curieux, j’ai commencé à mettre les doigts dans le code, un peu par hasard. Et je suis tombé amoureux du CSS, et depuis, je n’ai jamais arrêté. C’est un langage que je trouve beau, les possibilités sont innombrables.

Pourrais-tu m’expliquer la différence entre l'HTML et le CSS ?

Alors l’HTML, c’est la structure sémantique du contenu, et le CSS, c’est la mise en forme. D’ailleurs, il existe un jeu très intéressant, CSS Zen Garden, ce sont des petits challenges CSS. Par exemple, il y a une galerie de sites internet dont l’HTML est toujours strictement identique, seuls les CSS de ces sites sont différents. Au niveau du rendu visuel, ce sont des sites absolument hétéroclites !

Ce genre d'exercice permet de pousser cette technologie beaucoup plus loin que dans l’usage habituel qu’on en fait. C’est un challenge que je propose notamment aux élèves de la School.

Mais du coup, tu m’expliquais que ton profil (expertise en HTML/CSS) n’était pas si courant que ça ?

En fait, dans les formations, on voit les bases HTML et CSS assez rapidement, peut-être par facilité ou rapidité, je ne sais pas. On dirige les élèves vers des frameworks tel que Bootstrap (CSS/JS), on leur propose d'utiliser des librairies JavaScript en front, et d’ailleurs là, ils sont vraiment très bons. Mais le problème, c’est que lorsque l’on sort de ces frameworks (accessibilité, performance, etc), les élèves ne savent plus faire, ils sont limités par leur outil.

Ça crée une boîte noire, en fait. Par exemple avant, une voiture, on savait que lorsqu’on appuyait sur la pédale, ça tirait un câble, ça ouvrait une soupape et le mélange se faisait dans le moteur, tu comprenais à peu près comment la machine fonctionnait. Aujourd’hui, il y a tellement d'électroniques dans les voitures qu’on ne sait plus vraiment comment ça se comporte. On a juste une vague idée de l’ensemble (des roues, un moteur…). La mécanique, on ne la connaît plus, et quand tu as un problème sur la voiture, tu ne sais pas comment le résoudre.

Pour l'HTML et le CSS, c’est à peu près pareil, si tu utilises un framework, quand tu as un problème, tu ne vas pas savoir d’où il vient, tu ne vas pas savoir comment réparer. Du coup, tu vas faire des tours de passe-passe et tu fais du gras numérique.

Peux-tu m'expliquer rapidement ce qu'est un framework ?

C'est un ensemble d’outils, de composants pré-packagés, prêts à l’emploi qui fait gagner du temps (c'est excellent quand on a déjà une base solide en HTML/CSS donc). C’est comme la peinture à l’huile, quand tu veux en créer, tu as ta base de pigments, tes coquilles d’œufs, ton liant, etc, et puis tu mélanges le tout : tu sais faire ta chimie. Si tu achètes les tubes tout faits (le framework), tu pourras mélanger tes couleurs avec les différents tubes (du jaune avec du bleu pour faire du vert), mais avoir exactement le bleu brut que tu veux, tu ne l'auras pas.

Tu aimes voir les projets en globalité, créer du lien entre les équipes, pourrais-tu nous parler un peu de ton processus de travail ?

Pendant longtemps, j’ai cru que j’avais besoin de plaire aux gens. Mais en fin de compte, en retravaillant là-dessus, je pense que ce n’est pas réellement ça. Bien sûr, je préfère qu’on m’apprécie, évidemment, mais je m’autorise à ne pas être toujours d’accord, à dire non, parfois même à me friter avec certains. Finalement, je crois que ce que j’aime, ce dont j’ai besoin, c’est que les gens soient bien. Donc j’essaye toujours de mettre de l’huile dans les rouages, car quand les gens se sentent bien, je me sens bien avec eux, c’est un cercle vertueux.

Je veux comprendre aussi ce qu’ils aiment, ce qu’ils n'aiment pas, ce qui les gêne, ce qui les blesse… Par exemple, je n’aimerais pas massacrer le design de quelqu’un pour une intégration. Donc j’ai besoin de comprendre pourquoi le webdesigner veut aller là, pourquoi il a conçu le graphisme de cette façon, quelle est son intention… Donc je préfère en amont lui exprimer mes problématiques techniques, mes besoins, pour ne pas me retrouver en situation de conflit, pour ne pas lui forcer la main ou modifier trop radicalement son design. Cela évite d’aller au clash, il y a des manières plus douces de travailler, d’amener l’échange et le partage. Et avec le client, c’est la même démarche, confronter les besoins, faire de la pédagogie pour trouver des solutions communes. Je m’adresse à tout le monde avec respect.

Il y a l’utilisateur aussi, qu’il faut traiter avec respect. Tu défends ses besoins alors même qu’il n’est pas présent ?

Alors, oui, certains font des études UX, des profils types, des personas. Moi, ce n’est pas mon métier, donc c’est plutôt de l’instinct et des connaissances techniques. Puis, j’ai beaucoup d’empathie, donc je me mets toujours à la place de l’utilisateur et je cherche à gommer un maximum de frictions. Mais c’est vraiment le travail de l’UX designer, j’aurai plutôt tendance à suivre leurs recommandations dans un monde idéal où ils pourraient intervenir sur tous les projets clients.

Finalement, ce qui m’intéresse le plus, c’est que le temps passé sur la page soit une expérience agréable pour l’utilisateur.

Et l'éthique dans tout ça, je sais que ça te tient à cœur ?

Je fais attention à mon code pour minimiser l’impact de mes sites internet, ne pas faire de gras numérique, c’est-à-dire éviter de mettre de gros outils lourds qui consomment beaucoup de données, qui tirent énormément sur les batteries des téléphones : c’est tout un cycle.

Pour la pollution numérique par exemple, on pense à la consommation électrique des data center, mais c’est bien plus complexe que ça. Ce qui pollue le plus, ce sont nos téléphones, et ce n’est pas parce qu’ils tournent H24 ou que l’on regarde des vidéos. Les flux de données consomment, certes, mais ce qui consomme le plus, c’est la fabrication du téléphone en lui-même (l’extraction de terres rares, les quantités d’eau astronomiques qu’il faut, etc).

Et le deuxième polluant, c’est le traitement. Une fois qu’il est en fin de vie, il faut le traiter à nouveau, cela a un coût. Et le fait de faire des applications qui sont trop lourdes, l’appareil devient plus lent, donc on force les consommateurs à en changer plus rapidement. Alors qu’en fait, le smartphone pourrait avoir encore de longues années de vie devant lui, mais les applications le font ramer.

On a décrié l'obsolescence programmée (qui normalement n’est plus possible légalement), mais aujourd’hui on parle d'une obsolescence par le logiciel : ce n’est plus du fait des constructeurs, mais des développeurs. Ils sont eux aussi responsables de leur code. Ils peuvent choisir de mauvais outils, souvent trop lourds, parfois même inutiles, par méconnaissance de l'écosystème dans lequel ils travaillent.

Tu partages ton savoir et ton enthousiasme avec les élèves de la Normandie Web School, comment cela se passe-t-il ?

Je suis très à l’aise pour parler en tête-à-tête mais dès qu’il y a plus de quatre personnes, c’est compliqué, et s’il y a beaucoup de monde, généralement, je me mets plutôt en retrait. Et alors, avec des jeunes, je me suis demandé si j’allais savoir faire preuve d’autorité tout en restant cool.

J’étais un peu stressé à l’idée de donner des cours la première fois, mais il fallait simplement aimer le faire et le faire, et ne pas se forcer à rentrer dans un carcan d'enseignement trop rigide, car les élèves sont tous très différents. En plus, avec le confinement, il a fallu faire preuve de résilience : prendre chaque cas individuellement, les entendre, intégrer leurs remarques dans ma pratique, corriger la fois suivante, recommencer, reformuler.

J'y ai fait de belles rencontres. J’ai aussi beaucoup appris sur moi-même, j’ai dû revoir les bases, approfondir, m’améliorer. J'aime beaucoup cette citation d'Albert Einstein qui exprime très bien ce que je ressens en tant qu'enseignant : si vous ne pouvez expliquer quelque chose simplement, c'est que vous ne l'avez pas bien compris.


Photographie ci-dessous : Komeo

Un petit mot sur le Local Host, notre espace de travail partagé au 36 rue Molière à Rouen ?

Il m’a fallu dix ans pour arriver ici. C’est avant tout des rencontres et du partage. À l’origine, on était un groupe d’indépendants qui travaillaient dans des bureaux au sein d'un lieu où personne ne se retrouvait vraiment, et à force d’en parler ensemble, on a créé cette association. C’est une colocation, et même une auberge espagnole. J’aime ce terme parce qu’on y trouve aussi ce qu’on y apporte. Et puis surtout, on s’est choisis. On est tous différents, on a tous nos caractères, on s’aime, on se taquine, on se dit franco quand les choses ne vont pas, mais toujours avec bienveillance. Et dès qu'un nouveau membre arrive, on lui fait confiance, on lui donne les clefs. Toutes les voix comptent, les décisions sont prises à l’unanimité. On s’est choisis, c’est vraiment ça.

Un mantra ?

Essayer, échouer, recommencer.

Des ressources à partager avec nous ?

Je peux t’envoyer des ressources, mais c’est sans fin. Je crois que la meilleure ressource, c’est la curiosité, et la curiosité ça se travaille, ça s’affine. Être curieux de tout, en expérimentant, quitte à créer des accidents heureux.

Si tu avais le temps, le budget, dans quel projet personnel te lancerais-tu ?

Si j’avais du temps et du budget, je crois que j’essaierai de trouver quelque chose d’innovant pour «sauver la planète». Ce qui me touche le plus c’est l’environnement, l’écologie. Par exemple, le jeune militant écologiste Boyan Slat, qui a inventé un système pour dépolluer l’océan. Je crois que j’arrêterai complètement le web. Peut-être de la recherche, des conférences de sensibilisation… Si je savais quoi faire, je crois que je le ferais déjà.

Contact


Raphaël Sanchez Développeur front
Rouen, Normandie, France

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