Lisa Salvucci


L'amour du détail

Nos premiers souvenirs remontent à l'inauguration du restaurant In Situ, rue Jean Lecanuet à Rouen. Lisa Salvucci dans l'équipe d'architecture d'intérieur et moi-même au design de l'identité visuelle. Depuis, In Situ est notre fief culinaire et amical où nous aimons nous retrouver.

Par la suite, j'ai travaillé sous l'égide de Lisa sur différents designs : Décomarbre, Lanef Passion. Nous avons un amour commun du détail, de la finesse, des jeux de contraste, des couleurs vives et des belles choses qui nous rendent heureuses par les yeux et le toucher. Un goût pour la justesse, l'équilibre. Lisa n'a de cesse de parler d'émotion, je me sens connectée à cette vision émotionnelle de notre travail aussi esthétique qu'artisanal. Impossible aujourd'hui de ne pas lui demander son avis sur le choix d'une palette de couleurs, l'habillage d'une vitrophanie de boutique, lorsque j'ai envie de partager, besoin d'un avis expérimenté.

À l'époque de ma petite galerie d'art perdue dans le coeur de Rouen, rue du Père Adam, elle a conçu le design intérieur du lieu : un immense tapis rond rose poudré sur le parquet fraîchement vernis, des murs rouges cramoisis pour le mordant, un mur vert céladon pour la douceur, des matières chaleureuses diverses, par touches, bois, marbre, osier, métal, cuivre… Des fauteuils bigarrés, des plantes et des lumières tamisées. Un savant mélange entre authenticité, douceur et modernité, avec un petit air bohème. Un régal de boutique !

L'entretien


Faut-il dire architecte d'intérieur, designer ?

Communément, on dit architecte d'intérieur car les gens connaissent bien le terme, mais j'apprécie le nom de designer de lieux qui me semble plus précis et tellement plus évocateur ! Le designer dessine des lieux dans lesquels il se passe quelque chose que ce soit par la décoration, par l'atmosphère qui s'en dégage ou par la manière dont tu le pratiques.

Aujourd'hui, on a tendance à parler d'architecture d'intérieur dès qu'il s'agit de mettre un coup de peinture sur un mur ou d'acheter un meuble Ikea comme on en parle pour de la conception sur-mesure. C'est un terme devenu un peu vague. Designer de lieux, ce n'est pas employé, c'est bien plus significatif. Donc oui, je transforme un espace en un lieu. Je cherche à donner du sens, de l'émotion.


Photographies ci-dessous Design d'intérieur par ©Lisa Salvucci — photo ©Caroline Bazin

Sans réfléchir, pourrais-tu me donner un mot pour définir ton style ?

J'hésiterais entre « audacieux » — mais je trouve ça monstrueusement pédant, j'avoue, j'assume — et « détails ». Je réfléchis à des détails que la plupart des gens ne voient pas car c'est noyé dans la masse. Par exemple, j'aime à penser à la jonction entre le plan de travail et la joue de finition, entre les deux matières, au lieu de les mettre côte à côte, je vais venir mettre un petit joint entre les deux. Je me doute que personne ne le verra, mais moi je fais très attention à tous ces petits détails.

Chacun ses marottes ! Le détail, ça me parle. Si tu regardes mes inspirations, j'ai des dizaines et des dizaines de zooms, justement de jonctions dans une chaise, dans une table, dans un pied, une jonction quelque part entre deux choses. La beauté du sur-mesure, c'est que tu as forcément quelque chose d'unique. C'est ce qui m'intéresse le plus, c'est là où tu vois le travail de l'artisan.

Te souviens-tu de la première fois où tu t'es dis, je vais faire ce métier ? Était-ce une envie de jeunesse ou est-ce que tu as cherché longtemps ?

Pour moi, c'était une évidence. J'ai annoncé à mes parents au début du collège que je serais architecte d'intérieur. Les premières portes ouvertes d'école d'art, je les ai faites à quatorze ans pour pouvoir postuler dès le lycée.

J'ai toujours décoré ma chambre d'enfant, je passais mon temps à faire des décorations, mais littéralement, je FAISAIS les décorations, beaucoup de découpes en papier, et tous mes murs étaient recouverts de patafix parce que je collais des trucs dans tous les sens et je changeais tout cela très régulièrement. C'est un medium qui m'a toujours parlé, que j'ai toujours pratiqué, une évidence. Je ne me suis jamais reposé la question.

Petite, on m'a demandé pourquoi je voulais être architecte d'intérieur. J'ai répondu que j'adorais regarder comment c'était chez les gens. Tu comprends comment sont les gens quand tu vois dans quoi ils vivent, comment ils vivent. Quelqu'un qui est bordélique ou très ordonné, quelqu'un qui vit dans du monochrome ou au contraire, dans un intérieur hyper éclectique. C'est très évocateur.

Quel est ton processus créatif ? Une routine, pas de routine ? Des fétiches, des habitudes ? Un horaire ?

Si je pouvais être entièrement libre, j'aimerais avoir un rythme qui me soit propre. Je pense que je ne « travaillerais » qu'une vingtaine d'heures par semaine, c'est largement suffisant. De toute façon, en quarante heures semaine, on n'est pas efficient, ça n'a pas de sens.

Par exemple, je suis beaucoup plus efficace le matin pour produire. L'après-midi, j'ai envie d'autre chose, j'ai l'esprit ailleurs. Mon cerveau divague, je me nourris. C'est là que j'ai envie de fureter à droite à gauche, de voir des boutiques, de toucher des matières, de rencontrer des artisans, de découvrir des expos…


Photographies ci-dessous détails design d'intérieur par ©Lisa Salvucci — photo ©Caroline Bazin

Le déroulement d'une journée type ?

J'arrive en rendez-vous client vierge de toute impression, sans aucun travail préalable, avec mon bloc note, mon appareil photo et je pose mille et une questions. Je veux savoir ce qu'ils ont en tête et surtout, j'observe, c'est vraiment ce que j'aime le plus. Je prends beaucoup de photos pour bien mémoriser, et ensuite, ça doit décanter tout seul, je ne me rends pas compte précisément du processus, je n'intellectualise pas.

Dans la semaine qui suit, je passe plusieurs heures à faire de la veille et à créer le moodboard. Je tente de trouver des images qui correspondent à peu de choses près à ce que j'ai en tête pour pouvoir ensuite le faire comprendre aux clients. C'est la partie la plus difficile, faire comprendre à autrui, ce que j'ai en tête.

Après, on rentre dans la partie pratique, le client me fait un retour en fonction de ses goûts, je fais des variantes, j'affine. On transforme le travail créatif en un rendu très concret. Ensuite le chantier commence, c'est un moment que j'apprécie beaucoup. Gérer les couacs et les difficultés ne me pose pas de souci, c'est le cheminement obligatoire pour obtenir un résultat.

Je sais que tu as un rapport fort à la couleur et qu'avec toi le blanc pur est à bannir, pourrais-tu me parler de ton appétence pour les couleurs ?

Est-ce que cela vient du fait que chez mes parents, tout est blanc ? Peut-être. Je n'aime pas le monochrome, et surtout, je n'aime pas le blanc plat ! Je peux apprécier le blanc à partir du moment où on a une texture. Sur les murs, ça va être une faïence, une céramique ou une peinture à la chaux peut-être, mais il faut que la texture du blanc raconte une histoire.

La couleur, j'en ai besoin. En même temps, tout est couleur, ça n'existe nulle part, le blanc pur, froid. La couleur me met en joie, que ce soit chez moi, où il n'y a pas de blanc, ou quand je vais quelque part, peu importe où, la couleur me ravit, me procure de l'émotion. Une atmosphère particulière se dégage toujours grâce à la couleur.

Le souci que je peux avoir avec le blanc, c'est que je n'ai jamais vu de lieu avec du blanc travaillé. Souvent, lorsque les gens choisissent du blanc, c'est par peur que cela se démode ou vieillisse, car ils veulent du sobre, de l'intemporel. Alors ça, intemporel, je suis désolée mais c'est un gros mot (rires). L'intemporel, quel ennui ! Rien n'est intemporel. Le neutre n'existe pas.

Aujourd'hui, j'ai des références de blancs travaillés, je vois des architectes qui expérimentent autour du blanc, mais c'est par touches. Le côté monochrome ou le total look noir et blanc, c'est un peu facile. Ou alors, peut-être est-ce parce que c'est aux antipodes de mon fonctionnement, que j'aime le chaos créatif et émotionnel, et que je n'arrive pas à comprendre ce plaisir du neutre. Moi, j'ai besoin de couleurs, et au-delà de la couleur, j'ai besoin de matière.

Tu m'expliquais aussi qu'un lieu, en termes de décoration, d'ambiance, se change au bout de quelques années, qu'il ne faut pas garder les mêmes couleurs ?

Bien sûr. Tout le monde change. On change de vêtements, de coiffure, de couleur de cheveux, de maquillage, de chaussures, de motifs… On change de caractère, subtilement, au fur et à mesure du temps qui passe. On ne reste jamais la personne que l'on a été il y a quarante ans. Donc pourquoi est-ce que notre espace, notre lieu de vie, ne changerait pas avec nous ?

Souvent la peur des clients, c'est le coût. Mais tout n'est jamais à changer totalement. On peut changer par touches, la couleur d'un mur par exemple. Si on évolue, notre lieu de vie évolue. On se rend compte à l'usage que cette table basse que l'on trouvait très belle, aujourd'hui elle ne convient plus parce que l'on a besoin de plus de rangements, que le petit bazar que l'on a tendance à laisser traîner, on aimerait bien qu'il soit caché dans un tiroir, par exemple. Donc cette table basse, on décide de la revendre, puis on en achète une autre, c'est le cycle de la vie. L'intérieur s'adapte au vivant.

Car entre le moment où moi, j'ai imaginé quelque chose qui correspondait singulièrement à quelqu'un, dans cinq ans cela m'étonnerait que cette personne ait les mêmes besoins. Elle aura surement changé ses habitudes, elle sera avec quelqu'un, ou célibataire, elle aura peut-être des enfants, ou alors elle recevra beaucoup plus. Peut-être un déménagement, la vie en somme ! Donc on ne peut pas espérer changer et que notre lieu de vie, lui, reste immuable.

On parle de la bagarre entre la beauté et le confort ?

C'est terrible ! Alors là... Cela doit être mon pire point faible, ma Némésis !

J'aime le beau, pas forcément le beau dans sa définition classique qui est très galvaudée, car je ne recherche pas la perfection. Mais j'aime les choses que je trouve belles à voir, ou peut-être devrais-je parler de charme plutôt que de beauté. J'aime les belles matières, leur noblesse. Une matière qui vit, qui se patine. Par exemple, au château de Versailles, dans la galerie des glaces, les miroirs sont piqués, c'est normal, ils ont vécus, ils sont même ébréchés de temps en temps, le parquet craque. C'est ça le charme, ça vient avec le temps. Parce que oui, le parquet il s'est dilaté, il s'est rétracté, il a un peu fendu et désormais il craque. Tout matériau est amené à vivre.

Donc le design doit produire une émotion : une nouvelle couleur, une nouvelle matière, une nouvelle ligne, une réalisation à la main… Le confort, c'est le côté pragmatique, utile, c'est même la base de mon métier, faire ce lien, trouver l'équilibre parfait entre l'esthétique de quelque chose et son usage.

C'est là où je dois rationaliser ma créativité. Le twist justement, c'est de rendre créative la partie confort. C'est difficile, cela demande un grand temps de réflexion. Oui, c'est un tiroir, d'accord, mais comment faire plus, comment faire mieux, comment faire différent et puis, comment font les autres ? Aller se nourrir. Revenir. En retirer une essence. La ré-interpréter. Il me faut des clients qui sont prêts à attendre, qui sont prêts à apprécier chaque détail. Si l'on veut que chaque chose soit parfaitement pensée, cela veut aussi dire du sur-mesure. Donc dans un monde idéal, c'est possible d'allier confort et beauté, mais cela demande du temps, du budget. Tout le monde ne peut malheureusement pas se le permettre.

Des références préférées, des coups de cœur du moment ou des coups de cœur de toujours ?

Des coups de cœur oui, bien sûr, j'aime beaucoup le travail d'India Madhavi, de Dorothée Meilichzon, d'Humbert et Poyet, Cristina Celestino… Ce que j'aime chez eux, c'est qu'il y a de l'émotion, c'est toujours un mélange de matière, du sur-mesure, une ligne dessinée. Ils ont une patte fantastique et ce n'est jamais la même chose de projet en projet, une capacité à se renouveler, une signature. La beauté du sur-mesure c'est que tu as forcément un rendu unique. On a le plaisir de travailler avec des matières naturelles. Par exemple, sur un marbre donné, la tranche une et la tranche deux n'auront absolument rien à voir l'une avec l'autre, c'est magique.

En terme de courant artistique avec un grand A, je suis très branchée renaissance. Les tableaux de Rubens ou tout est merveilleusement bien défini. Aux antipodes, je vais adorer l'abstrait pour l'émotion.


Design d'intérieur par India Madhavi — photo ©François Halard
Design d'intérieur par Dorothee Meilichzon — photo ©Karel Balas
Planetario, Ottoman, Carpet covered ottoman, Cristina Celestino — photo ©Davide Lovatti

Quelques noms de tableaux à citer ?

Madame X ou Portrait de Madame X, un portrait réalisé en 1884 par John Singer Sargent, un peintre du dix-neuvième. Je l'ai découvert dans un musée New Yorkais et je suis restée à le regarder dans ses plus infimes détails pendant au moins un quart d'heure. Cette peinture n'est quasiment qu'en noir et blanc. C'est le portrait d'une femme à la peau presque translucide tant elle est pâle, avec une robe de soirée en velours noir, longue, extraordinaire. Elle est debout, la main appuyée sur un dossier de chaise. On devine toutes les matières, le velours, le détail des bretelles. C'est d'un réalisme extraordinaire.

Les Hasards heureux de l'escarpolette, peinture d'une scène galante par Fragonard. L'escarpolette c'est la balançoire. On y voit une végétation luxuriante. La robe de la femme est remplie de froufrous et, bien évidemment, monsieur regarde sous ses jupons pendant qu'elle batifole. Ce tableau fourmille de détails, de couleurs. Rien n'est identique, toutes les feuilles sont différentes, ce tableau me transporte.

L'homme au turban de Gaël Gavrinche. Ce peinture revisite les grands tableaux de la peinture classique (cette oeuvre peut rappeller l'Homme au turban rouge de du peintre primitif flamand Jan van Eyck). Premièrement, il m'a impressionné par son échelle, il est très grand, deux mètres de hauteur ! Le trait est marqué, on se plonge immédiatement dedans. Et le contraste entre le vert très sombre et le blanc est fabuleux, avec le petit détail tout en finesse : la perle sur le turban.


Madame X ou Portrait de Madame X — John Singer Sargent
Les Hasards heureux de l'escarpolette — Fragonard
L'homme au turban —
Gaël Gavrinche

Un dernier mot ?

Ce qu'il faut retenir, c'est que le design d'intérieur, c'est de l'émotion avant tout. Car pour ce qui est technique, faire des plans, tout le monde peut apprendre. Mais l'émotion, l'analyse du client, cette sensibilité particulière, cette finesse, ce regard singulier, cela se travaille pendant des années. C'est ce que je cherche à travailler chaque jour.


www.lisasalvucci.fr

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