Colombe de Dieuleveult


Graphiste ès lettres

Introduction


J'ai rencontré Colombe tardivement compte tenu du nombre de fois où son joli nom s’est glissé dans la conversation : une consœur graphiste, férue de littérature et sévissant dans la petite ville de Rouen… Il y avait effectivement matière à trouvailles ! Nos chemins se sont donc frôlés pendant de nombreuses années (surtout dans les librairies), attendant, je crois bien, l’alignement parfait des planètes.

Alors évidemment, avant d'être adoubée graphiste, elle roulait sa bosse sur les routes escarpées et fascinantes de la littérature, à l'université de Rouen (Lettres Modernes), préparant sa thèse sur les récits et les correspondances de l’anarchiste Alexandre Marius Jacob, transporté au bagne de Guyane entre 1905 et 1925. Elle revient ensuite à ses premières amours, la typographie et les arts appliqués, en étudiant le graphisme au GRETA de l’École Estienne, à Paris. Je ne vous file pas plus longtemps son curriculum vitae, car vous découvrirez de façon moins conventionnelle son parcours et sa singularité dans les réponses à cet entretien.

Notre rencontre


Je rencontrai donc Colombe en juin dernier. Nous nous sommes installées sur une terrasse de bonne heure et ne l’avons pas quittée jusqu’à l’heure du déjeuner. Tout y passe, en vrac, avec l’enthousiasme des premières fois et le bonheur de croiser une âme sœur : bouquins, auteurs fétiches, typographie, définition de notre métier, vocabulaire, processus de travail, forces et faiblesses, appétences et désirs, joies et déceptions… Et même si nous aimons les mêmes choses, que nous avons ce même goût du travail rigoureux et ce sens du détail jusqu’à l’obsession, nos caractères en tant que graphistes diffèrent.

Docteure en lettres, diplômée en arts et industries graphiques, elle a ce bagage culturel, mais aussi technique qui me fascine et me manque parfois en tant qu’autodidacte. Elle ajoute donc dans nos travaux une touche culturelle globale, un véritable œil de directrice artistique ainsi qu’une connaissance absolument maniaque (oui, je l’ai dit, rires !) de la chaîne graphique. Elle me conforte sur certains choix, me questionne sur d’autres, partage son savoir avec finesse et ardeur, expliquant et argumentant toujours tous les aspects de son discours. Dans notre relation de travail, j’apporte quant à moi la partie créative de celle qui n’a pas de formation et qui ose, avec un mélange de connaissances glanées de-ci de-là au fur et à mesure de mes expériences, de l’intuition, de l’enthousiasme et peut-être aussi l’audace bagarreuse de celle qui s’est construite seule. Nos caractères sont donc absolument et joyeusement complémentaires.

Notre collaboration


Depuis quelques semaines, j’intègre Colombe dans mes travaux clients car les demandes vont croissantes. Je mets donc le focus sur la partie créative de mon travail, à savoir la conception d’identité visuelle de marques et d’interfaces web (UI) et Colombe m’apporte son aide et sa science sur toute la partie déclinaison et exécution. Elle développe mes identités visuelles sur la papeterie, les imprimés, parfois l’illustration. Elle prolonge mon design sur les longs documents qui demandent méticulosité, organisation, fournissant là un travail de consolidation et de profondeur qui vient achever et même parfaire la création initiale. C’est un travail de l’ombre, souvent mésestimé, car méconnu, qui demande de la patience, de la méthode et une dose de créativité contenue, souple, métamorphe.

À la rentrée de septembre 2021, elle m’accompagnera aussi à la Normandie Web School en tant qu’intervenante pour compléter le programme sur la filière Communication Graphique : plus de culture générale, plus de profondeur, plus de technique.

NB : avec Colombe, nous avons fait le choix de n'illustrer cet article qu'avec ses travaux personnels. Bosseuse de l'ombre, elle n’a encore signé que peu de travaux en nom propre.. Nous compléterons donc les illustrations au fil du temps.

L'entretien


Quelle est ta première émotion « design » ?

En cherchant à remonter le plus loin possible, il m’est venu un objet qu’il y avait chez nous, dans ma maison d’enfance : un cube de résine transparente, pas très grand, qui enfermait un tube de gouache plié dont le bouchon était défait. On voyait l’arrondi saillant de la peinture, verte, hyper saturée, sortant à peine du tube en alu. J’adorais cet objet, sa transparence, son poids, ses facettes qui montraient le tube dans toutes ses dimensions. Je pouvais regarder cette touche de couleur pendant des heures, elle avait l’air douce et pleine, elle était vive et parfaitement mate, on aurait dit du pigment pur ; j’avais envie de la toucher. Plus tard, à l’adolescence, j’ai eu une émotion similaire au musée, en m’absorbant dans une petite sculpture bleue d’Yves Klein. Ma première émotion « design », c’est sûrement la couleur !

La littérature, la typographie et le design sont des domaines particulièrement liés pour toi ?

Dans mon parcours en tout cas, ils le sont ! Après ma thèse, quand j’ai fini ma formation de graphisme et que j’ai dû refondre mon CV, j’ai formulé ça en disant que j’étais passionnée par les lettres, dans le fond comme dans la forme : j’ai commencé par le fond en étudiant la littérature pendant de longues années, j’ai poursuivi par la forme en apprenant la typo, la mise en page, la fabrication, toutes les étapes qui permettent de lire un texte grâce à un objet-livre qui le diffuse, le met en valeur, le rend lisible et accessible.

Mais ma fascination pour la typographie est plus vieille que ça, elle est venue vers neuf-dix ans, quand j’ai découvert tout le vocabulaire qui existait pour décrire les lettres : la panse, le fût, la hampe, l’œil, la traverse, l’empattement... c’était tout un monde qui s’ouvrait à moi ! J’ai commencé à faire un classeur pour disséquer l’anatomie des lettres et répertorier les différentes familles de caractères. En même temps, j’écrivais à la plume et je dessinais des alphabets, je soignais mon écriture et j’essayais de la modifier pour en avoir plusieurs, je m’entraînais à écrire à l’envers pour pouvoir me relire dans un miroir ; plus tard j’ai appris à écrire l’alphabet arabe, aujourd’hui j’aimerais bien connaître la calligraphie chinoise et aussi me former à la peinture en lettres... Bref, j’ai toujours aimé lire et écrire, et j’ai toujours été fascinée par le vocabulaire et les alphabets, par la précision avec laquelle les humains ont transcrit le monde en mots, sonores et graphiques.

Ci-dessous illustrations de Colombe à l'occasion de Nouvember, un challenge de littérature au mois de novembre (un mot par jour pendant un mois). Textes et illustrations disponibles sur son instagram.

Dans tes créations graphiques, typographiques et illustrées, j’ai l’impression que tu prends un parti pris très minimaliste et élégant, en véritable adepte du less is more ?

C’est vrai, mais je ne sais pas si ça relève vraiment d’une intention. Je crois que la peur du faux-pas entre en ligne de compte, ou même la limite technique – je vois des productions graphiques avec plein d’effets que je ne maîtrise pas du tout. Mais c’est vrai que les travaux de graphistes qui me plaisent le plus sont souvent très simples – en apparence en tout cas, car pour parvenir à quelque chose de simple et efficace, le travail en amont est considérable. L’exemple qui me vient à l’esprit, c’est le logo du Centre Pompidou dessiné par Jean Widmer : il fallait trouver l’idée et beaucoup bosser pour obtenir une forme aussi synthétique et aussi claire. Du coup oui, idéalement, j’espère toujours qu’une bonne typo, une bonne couleur et un bon agencement vont suffire à donner un bon résultat !

Ci-dessous photographies indexgrafik.fr : recherches de logotypes pour le Centre Pompidou / logotype Centre Pompidou.

Est-ce que ton design te ressemble ?

Ce qui est sûr c’est que mon processus de travail me ressemble : je doute ! en permanence ! Je fais plein de variantes autour de la même idée et j’ai parfois du mal à trouver une direction radicalement différente. Mais oui, on peut dire que le résultat me ressemble dans la mesure où je fais des choses rigoureuses, calées, alignées, avec des systèmes, des filets, de la hiérarchie typo, et ça a sûrement à voir avec mon côté... obsessionnel. C’est aussi pour ça que j’aime la maquette en particulier, c’est un travail de fourmi (on passe et repasse sur le fichier pour vérifier tout un tas de formatages et de calages), de passionné.e (il faut connaître les enrichissements typographiques, le code ortho-typo, les règles qui garantissent une lecture optimale), et aussi un travail de l’ombre puisque souvent, une bonne maquette passe inaperçue (c’est plutôt quand elle est mauvaise que ça saute aux yeux, parce que la lecture est laborieuse). J’aime bien cet aspect « fonctionnel » du design, au-delà de sa dimension esthétique, et la mise en page allie ces deux facettes à la perfection.

Ci-dessous illustrations fruitées de Colombe — calendrier de l'année 2021.

Quelle typographie t’envoie au septième ciel ?

Presque toutes quand je zoome à fond dedans sur Illustrator ! La courbe d’un a qui vient s’attacher au fût peut vraiment me faire de l’effet, plastiquement je trouve que les lettres (et les fontes) sont des trucs magnifiques. Ça pourrait être la Cooper Black (Oswald B. Cooper, 1922), que je trouve tellement cool et plantureuse, ou bien la Mistral de Roger Excoffon (1953) qui est si proche de ce qu’est pour moi une belle écriture manuscrite. Oui, la Mistral, en plus c’est une des premières typos que j’ai rencontrées – je me rappelle la choisir petite pour tapuscriter une rédaction et aimer voir mon texte prendre cette forme-là.

Aujourd’hui il y a un nombre de typos invraisemblable, certaines ne sont pas très bien dessinées et beaucoup sont inutilisables en caractères de labeur parce que les réglages sont mal gérés. Je dis ça pour expliquer que, pour répondre à cette question, j’irai spontanément chercher dans les grandes typos, les historiques disons, celles qui sont en fait les modèles de la plupart des fontes qu’on dessine de nos jours, en les revisitant plus ou moins drastiquement. Mais j’aurais aussi pu citer plein de caractères de fonderies contemporaines, par exemple ceux de General Type (notamment la Pilat qui, dans sa version compressée, me fait tourner la tête), ou bien les typos de la fonderie argentine Pampa Type, qui sont hyper expressives et parfaitement dessinées (par exemple la Rayuela dont l’italique me renverse).

Ci-dessous photographies roger-excoffon.com : Roger Excoffon présente le caractère Mistral / Bigrammes spécifiques du Mistral ll, st, qu / différentes variations de la lettre U selon les accents.

Est-ce que le design te semble avoir une utilité dans le monde dans lequel on vit ?

Oui bien sûr, parce qu’il permet de donner accès à des contenus de tous genres, d’attirer l’attention sur des objets, des événements, des projets, des textes, de leur donner une certaine tonalité et de les rendre visibles à un certain public. Et puis en réalité, le design (graphique) est omniprésent, depuis longtemps et un peu plus chaque jour. Ce qui est drôle, c’est le paradoxe : le graphisme est partout (du logo sur nos vêtements aux menus des restos, en passant par les enseignes, les sites web, les livres, les journaux, les affiches, les flyers... partout) mais beaucoup de gens n’y font pas attention, et les métiers qui le font vivre sont peu (re)connus. Je dirai donc utile mais sous-estimé – et je l’affirme sans aucune donnée tangible à l’appui !

Souhaiterais-tu partager une citation particulière ?

« Il faut être mauvais pour devenir bon. »

C’est une phrase sur laquelle je suis tombée récemment, de la graphiste Paula Scher. Ça coule de source mais je suis la première à l’oublier, et je trouve que les réseaux comme Instagram n’aident pas à s’en souvenir. Même si c’est super d’avoir accès à autant de projets, on ne voit souvent que le résultat (époustouflant) et rarement le processus, les ratages, les tentatives, les pistes abandonnées, les problèmes rencontrés et les solutions apportées, tout ce qui fait que ce qu’on voit est ce qu’il est. Le mot de Paula Scher me rappelle que pour trouver sa propre expression, il faut pratiquer, essayer, se tromper, recommencer, admettre qu’il faut du temps pour rencontrer son talent.

Ci-dessous illustrations de Colombe — 36daysoftype 2021, challenge de création typographique.

Un bouquin de design à nous conseiller ?

Auto-promo, je citerai Du corps à l’ouvrage, d’Éric Dussert et Christian Laucou, paru aux éditions de La Table ronde, auquel j’ai activement participé quand je travaillais pour l’atelier Cheeri. C’est un livre pour les amoureux du livre : un dictionnaire choisi des mots de l’imprimeur, du relieur, du typographe, avec des biographies (illustrées pour certaines) de quelques grands noms qui ont marqué l’histoire du livre, un cahier technique qui parle de typo, de papier, de format... Le tout dans une mise en page très belle et une fabrication remarquable : impression noir et Pantone, beaux papiers, couverture marquée à chaud, et un dos non-collé pour qu’on puisse admirer la reliure et surtout ouvrir le livre à plat sans avoir à le tenir. Un choix de maquettiste, évidemment !

Si tu avais le temps, le budget, dans quel projet personnel te lancerais-tu ?

Justement, une collection de livres sur les mots des métiers. Si tu parles avec un.e mécano, un.e boulangère ou un.e graphiste, un.e cuisto, un.e imprimeur ou un.e couturière, tu te rends compte de l’étendue du vocabulaire et des notions qui leur sont propres. Il y a des pépites verbales, des mots qu’on ne connaît pas si on ne fait pas ce métier, ou au contraire des mots qu’on utilise couramment mais qui pour eux n’ont pas la même acception. Il pourrait y avoir des dizaines de livres dans une collection comme ça, avec toujours la même belle maquette mais une nouvelle couleur pour chaque titre, plein de mots charmants et d’histoires passionnantes, un travail d’équipe, de recherche, de rencontres... ce serait chouette !

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Colombe de Dieuleveult Graphiste ès lettres
Rouen, Normandie, France

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Ci-dessous illustrations de Colombe — Inktober 2020, challenge d'illustration.

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