Cinquante nuances de blanc




Introduction

1 — La neige et l'irréel
2 — Le sang et la neige dans le folklore
3 — La surexposition au cinéma
4 — La couleur de la peau
5 — La toile « nue » chez les peintres
6 — Le blanc tournant : un blanc qui s'assume !
7 — Blanc typographique et poésie moderne
8 — Le sens caché, l'art de l'espace négatif
Ressources

Un blanc. Ce silence dans la conversation. Une respiration.
Ces notes blanches en musique dont la durée est de deux temps.

La lumière blanche, le bruit blanc.
La nuit blanche, la peur blanche.

Le blanc est lié au temps, au tempo, à l’absence, au silence. Aux mouvements entre deux lieux, deux instants.

C’est une couleur de saison. L’hiver. Le temps de l’introspection. La pause.
Le silence au dehors mais la vie à l’intérieur qui se prépare à éclore, à nouveau.

Couleur de transition. Fulgurante, qui illumine les autres couleurs, s’efface pour laisser place
mais imprime un éclat vif dans nos rétines lorsqu’elle est seule.

« La Neige :
- Elle est blanche . C'est donc une poésie. Une poésie d'une grande pureté.
- Elle fige la nature et la protège. C'est donc une peinture. La plus délicate peinture de l'hiver.
- Elle se transforme continuellement. C'est donc une calligraphie. Il y a dix mille manières d'écrire le mot neige.
- Elle est une surface glissante. C'est donc une danse. Sur la neige, tout homme peut se croire funambule.
- Elle se change en eau. C'est donc une musique.. Au printemps, elle change les rivières et les torrents en symphonies de notes blanches. »

Maxence Fermine, Neige — édition SEUIL (2000)
Photo ci-dessus
David Werbrouck — Museum de Design de Barcelone

La neige et l'irréel


La nature sous un blanc manteau de neige. La neige silencieuse qui efface aussi bien la beauté que la laideur. Blancheur ouatée, chuintante aux sonorités feutrées. La neige éclatante, dure et violente qui accable de froid. Celle qui mord. La neige ambivalente, insidieuse, engourdissante.

« ...la glace enrobe entièrement les ombres »
l'Enfer de Dantevers 11, poésie italienne (entre 1306 et 1321).

La neige n’est pas toujours synonyme de clarté, elle éblouit, elle éclate dans notre rétine sous les feux du soleil qui s’y reflètent. La neige comme un miroir, une illusion où le surnaturel se glisse imperceptiblement. On perd le contact avec une réalité qu’elle recouvre, efface, dissimule, modifie.

La neige amortit les sons, elle n’a de couleur à proprement parler, elle est inodore et insipide. Elle est transparente, presque invisible, et pourtant, on la voit. Elle peut être vue comme une transition, un temps et un lieu intermédiaire entre la vie et l’au-delà. Le blanc des anges et le blanc des fantômes. La neige après tout, tombe bien du ciel ! Mais elle n’est ni le ciel, ni la vie, elle n’appartient pas au vivant car elle est impalpable, elle est l’absence de vie sans être la mort.

La couleur rouge, celle du sang, évoque la vie. Elle ramène l’homme à sa condition biologique et naturelle.

Photographie paysage de neige Caroline Bazin

Le sang et la neige dans le folklore


« L’oie avait été atteinte au cou et elle per­dit trois gouttes de sang qui se répan­dirent sur la neige blanche, telle une cou­leur natu­relle. (…) Il prit appui sur sa lance et contem­pla la res­sem­blance qu’il y décou­vrait : le sang uni à la neige lui rap­pelle le teint frais du visage de son amie, et, tout à cette pen­sée, il s’en oublie lui-même. Sur son visage, pense-t-il, le rouge se détache sur le blanc exac­te­ment comme le font les gouttes de sang sur le blanc de la neige. » Chrétien de Troyesle Conte du Graal, 1180-1181, roman inachevé.

Le sang et la neige, dans le folklore et les contes, constituent toujours un élément initial : c’est le début de l’histoire. Ce motif marque l’absence, le manque. Il exprime le désir de trouver l'Être aimé, l’Objet désiré. Il s’agit très souvent d’une jeune femme, parfois d’un jeune homme, ou comme dans Blanche-Neige, récit plus proche de nous et que nous connaissons bien, d’un enfant. Le sang est blessure, il vient d’un animal blessé, d’un doigt piqué. La couleur noire est souvent sous-jacente dans le récit. Elle disparaît au fur et à mesure des époques mais elle était bien un élément prégnant du motif dans le folklore ancien. Nous avons donc affaire à un trio de blanc, de rouge et de noir. Le personnage central de l’histoire attend dans la solitude, dans le silence et l’immobilité d’un matin d’hiver, un signe de vie, une pousse sous la neige, une goutte de sang sur le blanc.

« C’était au milieu de l’hiver, et les flocons de neige tombaient comme des plumes ; une reine était assise près de sa fenêtre au cadre d’ébène et cousait. Et comme elle cousait et regardait la neige, elle se piqua les doigts avec son épingle et trois gouttes de sang en tombèrent. Et voyant ce rouge si beau sur la neige blanche, elle se dit : « Oh ! si j’avais un enfant blanc comme la neige, rouge comme le sang et noir comme l’ébène ! » Bientôt elle eut une petite fille qui était aussi blanche que la neige, avec des joues rouges comme du sang et des cheveux noirs comme l’ébène... »
Blanche-NeigeLes Frères Grimm (1812).

Puis la quête du personnage commence, souvent longue et pénible, semée d’embûches car le désir doit se confronter au réel pour que l’Objet de la quête soit trouvé. La rencontre a enfin lieu, le rouge du sang nous amène au rapport amoureux (au mariage) puis à la naissance (la pérennité d’une lignée). Le blanc est là un symbole de manque mais aussi de virginité, couplé au rouge du sang (menstruations, hymen), l’union sexuelle amène à la naissance, à l’éclosion. Le printemps succède à l’hiver.

La neige peut aussi jouer le rôle de révélateur, de miroir où se contemple la reine cruelle du conte pour enfant. Dans ce reflet, on y découvre ce qu’on aime le plus, ce qui nous semble être le plus beau, ou bien ce que l’on hait le plus, mais il s’agit là d’amour ou de haine extrême.

L’élaboration romanesque suit ainsi le cheminement onirique par le symbole.

Photographie ci-dessus Araki Nobuyoshi « Fête des anges, scènes de sexe, 1992 »


Quelques références :

Le conte du Graal (Blanchefleur) - Chrétien de Troyes, roman inachevé (1180-1181).
La petite Blanche-NeigeLes Frères Grimm (1812).
La jeune esclaveLe Pentamerone — Giambattista Basile, conte italien du XVIIe siècle
Peredur ab Ewra — Conte gallois
L’exil du fils d’Usnech — Mythologie celtique irlandaise
De l’enfant qui fu remis au soleil ou l’enfant de neige — Fabliau français (av. le milieu du XIIIe siècle)
Incarnat Blanc et Noir — Conte merveilleux attribué au Chevalier de Mailly

La surexposition au cinéma


Surexposition - Nom féminin singulier
En photographie, action de surexposer, d'exposer trop longtemps une pellicule à la lumière, de choisir un temps de pause trop long.

L'opposition entre lumière et non-lumière rappelle aisément l'opposition entre le noir et le blanc et la notion du clair-obscur. Le cinéma est un art de lumière.

« Éclairer », en photographie, au cinéma, à la télévision ou au théâtre, c'est donner physiquement à voir, « illuminer » ou, mieux, « luminer » ; c'est donner à penser, à méditer, à réfléchir ; c'est aussi émouvoir. » Des lumières et des ombres — Henri Alekan

Philippe Garrel, dans son film Le Révélateur (1968) et dans bien d'autres de ses oeuvres, joue et travaille avec des effets de surexposition, à l'image du dernier plan ci-dessus : les contrastes de noir et de blanc, la lente plongée silencieuse dans le tunnel obscur éclairé de néons blafards, toute cette lenteur pour finir sur une intensité incandescente, une lumière de feu immédiate qui brule, efface et contamine toute la toile. Le blanc des vêtements, la posture des personnages, l'engourdissement de l'action, les contrastes et cette soudaine lumière, cruelle et violente qui vient ravager l'image participent à la magie et à l'émotion de cette scène.

En savoir plus

La couleur de la peau


Petite digression poétique et visuelle sur La baigneuse Valpinçon d'Ingres.

Le jeune Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) a composé cette peinture avec un bon soupçon d'indocilité envers les règles classiques (exercice qu'il devait rendre à Rome en tant que pensionnaire de l'Académie de France) : un nu féminin et non pas héroïque, l'évocation de l'orient avec le turban, et surtout, un modèle de dos, énigmatique et silencieux qui nous prive de la beauté du visage et de sa supposée délicieuse poitrine. Le profil fuyant, un dos doucereux, moelleux et sans muscles apparents, la peau mordue par le soleil, teintée et légèrement cuivrée qui contraste avec la blancheur des draps et de la toile légèrement grise tendue à l'arrière-plan, toutes ces nuances de blanc participent à la sensualité et au mystère vaporeux de ce dos alangui.

À droite, photographie de Caroline Bazin — série Athome
Créée dans le silence et l'introspection du confinement, 2020. Poésie, dévoilement délicat, clair-obscur aux teintes rosés.

La toile « nue » chez les peintres


Aurore Levasseur

Discussion à bâtons rompus avec mon amie Aurore Levasseur, peintre normande, sur l'utilisation de la toile nue comme moyen d'expression en peinture.

À gauche, photographie d'Edward Hopper par Arnold Newman (1941). À droite, photographie d'Aurore Levasseur.

« Le blanc de la toile, c’est surtout le vide, une pensée en suspens, un doute, un repenti ou une déclaration d’intention. C’est une pratique qui existe depuis que la peinture se fait et même dans d’autres formes d’art, ça dépasse la simple couleur.

Si je fais ça à titre personnel dans ma peinture c’est pour me débarrasser du superflu. Dans une composition, le décor peut faire sens et parfois le sujet se suffit à lui-même. D’ailleurs, j’ai tendance à trouver maintenant que laisser le blanc de la toile blanc, c’est plus un parti pris esthétique pour rendre la chose contemporaine. Car d’un point de vue technique, dans le travail de la couleur, des ombres et de la lumière, je trouve qu’il est plus intéressant d’avoir une imprimatura. Le blanc apporte une lumière qui étouffe tout le reste. Alors je laisse du vide, du vide coloré. Au final c’est juste une petite variation dans le prisme.

Puis le blanc c’est une contrainte, quand on choisit de le laisser, une question d’équilibre à trouver. Laisser la trame du support, là en revanche, c’est un questionnement intéressant, ça revient à rappeler que la peinture est une image mais aussi un objet. Chose que tu ne peux récupérer avec une photographie. Pour moi c’est aussi un clin d’oeil sensuel que de laisser voir ce qu’il y a « en dessous ».

Aurore Levasseur — peintre.

Le blanc tournant : un blanc qui s'assume !


Le blanc tournant est un blanc qui permet d'intégrer de l'espace utile autour d'un élément visuel ou textuel pour le faire « respirer ». Il n'est blanc que de nom car il peut prendre n'importe quelle couleur, il peut même s'agir de motifs ou d'une image d'arrière plan en fond, tout dépend de la mise en page. Tant que la respiration est là, on parle bien de blanc tournant. On l'appelle aussi zone de repos car il permet à notre oeil de flotter et se reposer d'un élément important à un autre et de fluidifier notre concentration).

Photo gauche Magazine LPM n°1 — Photo droite Shoot n°1

Vous pouvez le travailler selon sa règle classique d'empagement pour l'imprimerie 4/10, 5/10, 6/10, 7/10 (pour les plus costaud·es !) ou l'intégrer à l'instinct dans votre mise en page. Travaillez vos marges et vos gouttières, choisissez de justifier ou non vos textes, structurez vos blocs en alternant iconographie et paragraphes. Le blanc est un jeu, un souffle, il permet de donner du rythme à vos compositions, du mouvement, de mettre certains éléments en exergue. C'est un outil esthétique, poétique et graphique redoutablement efficace.

Blanc typographique et poésie moderne


En poésie moderne (fin XVIIIe s. / XIXe s.), une grande attention est apportée à la spatialisation et à la forme matérielle de l’écrit. Elle donne du sens et des effets de styles à l'oeuvre finale. Les poètes travaille sur la répartition des blancs sur la page. Un travail de fond et de forme à travers l'esthétisme et la symbolique de l'agencement des éléments. Le blanc symbolique est valorisé en tant qu’équivalent visuel du silence. La dispersion des blancs accélérant ou ralentissent le mouvement, imposant un rythme au poème.

En poésie traditionnelle, on retrouve le ferrage à gauche, des espaces entre les strophes avec un tiers d’imprimé pour deux tiers de blanc. L'ajout des espaces blancs au sein des poèmes modernes ont permis de créer de nombreux effets oraux et visuels tout en respectant la règle des un tiers deux tiers. En voici quelques uns :

  • Un pouvoir de suggestion, des zones de silence... Du non-dit, de l'énigmatique !
  • Suggestion d'une pause orale présente ou non dans la diction.
  • Accentuation volontaire d'un vers là où il n’y en a pas dans le discours ordinaire.
  • Structuration rythmique du poème avec peut-être, des variations de vitesse, de densité ou d'intensité
  • Le passage à la ligne, signalé par le blanc final attire l’attention sur le mot en position finale et lui prête ainsi une valeur singulière forte.
  • La déstructuration de la mise en page pousse à parcourir le texte en tous sens, exigeant du lecteur une lecture active et non plus passive.
  • L'aspect pictural ! Je ne vous présente plus les Calligrames d'Appolinaire (à gauche ci-dessus).

« le blanc du papier (...) significatif silence qu’il n’est pas moins beau de composer, que les vers ».
Notes en vue du Livre — ouvrage posthume publié par Jacques Scherer regroupant des notes accumulées par Mallarmé (1988).

Manuscrit gaucheCalligrames d'Apollinaire.
Manuscrit droit
poésie de Maïakovski.

Le sens caché, l'art de l'espace négatif


En typographie, on appelle contreforme ou contrepoinçon, l'espace blanc à l'intérieur des lettres (espace blanc fermé et même ouvert). Henri Matisse utilisait dans ses collages les formes et parfois aussi les contreformes, c'est-à-dire le reste de la feuille après la découpe de la forme, jouant ainsi comme un effet positif/négatif.

Concevoir un logo ou une oeuvre graphique en jouant avec le vide et l'absence de motif, voilà une idée délicieuse, toute en finesse, on le sait tous maintenant : less is more. Le goût du moment en matière de design tend vers un minimalisme prononcé : jeux sur les formes, souhaits de simplicité, d'implicite et de subtilité.

Ne pas agresser le spectateur avec un trop plein d'informations mais jouer avec son attention et attirer sa curiosité : rendez-votre spectateur actif. Le « vide » prend alors une place à part entière dans la conception. L'effet de surprise permet aussi une meilleure mémorisation du logo et de la marque. Notre mémoire affective retient ce qui nous séduit, nous plait, flatte notre oeil, nous intrigue ou nous fait rire.

À gauche, « Cat » de Yoga Perdana.
Au centre, poster de Saul Bass.
À droite,
Normandie Web Xperts


« Rien que du blanc à songer. »
Arthur Rimbaud


Ressources :

Expressions en blanc de Yan Bilik — pourpre.com

Le sang sur la neige (le conte et le rêve) de Pierre Galais — Cahiers de Civilisation Médiévale (1978)

Où est donc passée Blanche-Neige ? de Dominique Guerrero-Ricard — Les couleurs au Moyen-âge, Presses universitaires de Provence

Trois gouttes de sang, trois... article de l'auteur du blog labyrinthiques.fr

De la lumière en cinéma et en vidéo de Jean Paul Achard

Ingres, "La baigneuse Valpinçon" de Georges Vigne, conservateur en chef du patrimoine pensionnaire à l’Institut national d’histoire de l’art

Matisse sculpte la couleur avec des ciseaux : les découpages à la Tate Modern de Valérie Oddos pour franceInfo Culture

Le rôle du blanc typographique dans la poésie moderne de Ildiko Szilagyi

Philippe Garrel : l'expérience intérieure / extérieure — Fabien Boully, maître de conférences en cinéma et audiovisuel à l’Université Paris Nanterre


Ci-dessus, photographie florale Caroline Bazin

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